TIC Territoire et Géographie : mythe de la grande disparition

Face au débat lié à l’économie des systèmes d’information et de communication, aux réseaux et à la circulation immatérielle, la discipline Géographie s’est montrée pendant longtemps réticente voire pusillanime. Beaucoup d’auteurs ont montré que même dans les années 1960, alors que les débats s’engageaient, notamment aux États-Unis puis en France, sur l’intérêt d’intégrer les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) dans les sciences sociales et que l’on commençait à ériger une inter-discipline autour des phénomènes sociaux d’information et de communication, les géographes n’ont jamais été conviés à se prononcer. Toutefois, depuis quelques années, des avancées significatives sont constatées.

S’il est devenu trivial de dire que les TIC portent en germe ce que seront l’organisation de la cité, de l’entreprise et la structuration du territoire dans un monde où l’effet de la distance se relativise chaque jour davantage, il faut bien noter qu’il n’est pas si fréquent d’associer la géographie et les TIC. En 1984, le géographe Henry Bakis regrettait ce constat dans son ouvrage intitulé Géographie des télécommunications.

La géographie et les géographes ont été très vite troublés, puis déroutés par les objets de télécommunication. Ainsi, au moment où les télécommunications devenaient irrésistiblement un instrument essentiel de la vie de relation, et pendant que les progrès techniques permettaient une augmentation des débits transmis et une généralisation du phénomène à l’ensemble des continents, les géographes ont fait comme si leur discipline n’était pas concernée. À ce propos, des auteurs (Jean-Marc Offner, Denise Pumain…) estiment que les géographes, dans leur propre aveu, sont très diserts sur la question des échanges matériels, mais très discrets sur celle des échanges immatériels. La tentation, dès lors, est grande de transférer les concepts d’un champ à l’autre.

Paradoxalement, les géographes semblaient bien placés pour percevoir l’importance des évolutions techniques. Ils avaient en effet précocement constaté les nouvelles pratiques d’acteurs innovants et les implications spatiales liées aux nouvelles conditions techniques. Mieux encore, le développement de la « mobilité » ne leur avait pas échappé, accompagné et même renforcé récemment par de nouveaux matériels permettant la communication entre mobiles. Cette thématique n’avait pas laissé insensibles des géographes. Néanmoins, malgré les études de pionniers démontrant l’intérêt du champ, elle n’a pas fait l’objet d’une instruction systématique (H. Bakis, 1984).

L’attitude de réserve disciplinaire observée pouvait se justifier par les difficultés qu’éprouvent en général les géographes à appréhender des phénomènes aussi peu concrets et déterritorialisés, c’est-à-dire sans appropriation sociale spatialisée. En effet, les phénomènes de télécommunication sont dénués de matérialité et de réelles lisibilités territoriales or les flux intéressent les géographes dans leur matérialité : échanges commerciaux, flux de masses financières, mouvements de populations, etc. Les échanges d’idées, les échanges intellectuels, émotionnels, le marché de l’information et de la communication (l’économie territoriale des grands médias par exemple), le rôle des grandes infrastructures de communication (téléphone, “inforoutes”…) laissent le géographe d’autant plus perplexe qu’il est relativement désarmé (Emmanuel Eveno, 1997). En plus de cette première difficulté, il faut bien sûr ajouter ce que l’on pourrait appeler le « coup d’entrée élevé », c’est-à-dire la nécessité d’un lourd investissement en termes de temps et de réflexion pour comprendre les processus techniques liés aux TIC ainsi que leurs effets spatiaux et sociaux.

Il n’est forcément utile de retracer les différentes péripéties de l’intégration des TIC dans le corpus géographique car il y a nombre de références qui ont déjà accompli cette tâche avec d’autant plus de pertinence et de persistance qu’il existe depuis maintenant plusieurs années une spécialité sur les TIC au sein de cette discipline. Mais il convient d’insister sur le fait que la rencontre des TIC avec l’espace géographique a été un moment particulièrement riche en contradictions mais aussi en « mythes ». Puis, progressivement, les conceptions fantasmagoriques se sont dissipées, cédant la place à de grands chantiers de réflexion et de conceptualisation sur les vrais rapports que les TIC entretiennent avec l’espace géographique. Cela a conduit, plus tard, à la naissance et au développement de plusieurs catégories de géographie, parmi lesquelles la « géographie de la société de l’information ».

Le développement de ce modèle de société a favorisé la production d’une littérature scientifique abondante sur le potentiel des TIC à abolir les distances et leurs vertus à promouvoir le développement des territoires. Dans ces débats, deux courants de pensées s’affrontent généralement. Leur échange tourne au dialogue de sourds entre technophiles obnubilés par les avantages réels ou supposés de leur sujet (Pierre Levy, 2000) et technosceptiques rétifs à l’innovation et, parfois, pourfendeurs de la « révolution du numérique » (Paul Virilio, 2001). Cette opposition entre technophiles et technophobes est plus que jamais d’actualité avec la vulgarisation des techniques de communication spatiale. Le danger qui guette l’analyste faisant face à ces discours tantôt pertinents tantôt trompeurs oscille entre la tentation d’opter pour la résistance excessive au changement, ou au contraire celle de tomber dans la célébration abusive de l’innovation. La géographie a un rôle majeur à jouer dans ces débats : elle montre que quelle que soit la vision à privilégier, les TIC n’empêchent pas les territoires de rester hétérogènes.

L’enseignement de la géographie des TIC est d’autant plus utile qu’il permet un éclairage sur la généalogie de la problématique spatiale liée aux TIC : utopie, territorialisation, géocyberespace. Il démontrera également que la relation entre TIC et territoires crée la rencontre de deux thématiques qui se fécondent mutuellement : celle du développement de l’économie numérique et celle de l’aménagement des territoires de demain. De cette rencontre émanent des enjeux fondamentaux qui interpellent à la fois les pouvoirs publics, les décideurs des collectivités territoriales, les entreprises… qui doivent définir des stratégies pour permettre l’accès aux réseaux de communications électroniques et améliorer l’attractivité des territoires.

Au lieu de guetter les éléments d’une « révolution numérique » promise par les discours sur les TIC et la société de l’information, le raisonnement doit s’attacher à appréhender les « évolutions » entrainées par la pénétration de ces outils dans les sociétés. Dans le premier cas, qui suppose l’observation d’une pluralité de ruptures qui n’ont rien d’évident, l’argumentaire risque de se heurter à un manque de confirmation empirique. Dans le second cas, c’est-à-dire celui de l’analyse d’un déploiement progressif de phénomènes sociaux nouveaux en rapport avec le numérique, le raisonnement se distancie de certains réflexes réductionnistes ou déterministes, afin de mettre en évidence des réalités de terrain beaucoup plus nuancées.

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